[FOOTBALL] La diplomatie du football entre l'Arménie et la Turquie
En tension depuis près d'un siècle, le football peut-il amener vers un espoir de normalisation des relations diplomatiques entre l'Arménie et la Turquie ?
I- Comprendre ces tensions
La principale source de tensions entre l'Arménie et la Turquie provient du génocide arménien, survenu entre 1915 et 1917. Sous l'Empire Ottoma, environ 1,5M d'Arméniens furent déportés, massacrés ou soumis à des marches forcées vers le désert syrien, menant à un anéantissement massif de la population arménienne. L'objectif des autorités ottomanes, sous le gouvernement des Jeunes-Turcs, était d'éliminer la minorité arménienne, perçue comme une menace à la cohésion de l'Empire. Depuis, la Turquie moderne nie catégoriquement l'utilisation du terme "génocide", minimisant et qualifiant les événements de tragédie partagée dans le contexte de la Première Guerre mondiale.
Le conflit du Haut-Karabagh constitue également une vive source de tensions entre les deux pays. Cette région montagneuse est située à l'intérieur des frontières internationalement reconnues de l'Azerbaïdjan, mais est peuplée principalement d'Arméniens. Le conflit tire ses racines peu avant la fin de l'ère soviétique, lorsqu'en février 1988, le soviet du Haut-Karabakh vote son rattachement à l'Arménie, déclenchant des hostilités entre les Arméniens locaux et les forces azéries. Après l'effondrement de l'Union soviétique, une guerre à grande échelle a éclaté entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan (1991-1994), se terminant par un cessez-le-feu mais sans règlement politique définitif. Les forces arméniennes ont pris le contrôle du Haut-Karabagh ainsi que de plusieurs territoires azéris adjacents, créant une situation de fait accompli qui a conduit à des centaines de milliers de déplacés. La Turquie, en soutien à l'Azerbaïdjan, a fermé sa frontière avec l'Arménie en 1993 et a imposé un blocus économique. La guerre de 2020, au cours de laquelle l'Azerbaïdjan a récupéré une partie significative des territoires perdus, a ravivé les hostilités et les ressentiments, avec un soutien militaire et politique accru de la Turquie.
La reconnaissance du génocide arménien par l'Empire ottoman ainsi que la question territoriale constituent les raisons de l'inexistence diplomatique entre l'Arménie et la Turquie. Ces éléments auraient pu provoquer de fortes inquiétudes lorsque le tirage au sort des éliminatoires de la Coupe du monde 2010 a placé les deux sélections dans le même groupe.
II- Les rivalités amplifiées par le football
Connu et joué partout dans le monde, le football s'impose aujourd'hui comme une véritable symbolique à travers toutes les sociétés. En 2018, la FIFA comptait 211 fédérations nationales de football alors que l'ONU ne reconnaît que 195 pays indépendants. Le foot est donc un facteur important des sociétés et peut parfois être utilisé comme outil de géopolitique car il est en réalité révélateur des climats entre les pays.
En effet, d'abord parce qu'il s'impose comme un vrai support de nationalisme car il rappelle aux peuples qu'ils forment une communauté nationale, au-delà de ce qui les divise. De plus, le sport en général réveille les antagonismes nationaux parce qu'il met face à face des pays qui évitent au maximum de se fréquenter, le terrain devient un lieu d'affrontement symbolique. Aujourd'hui, lorsque l'UEFA (l'instance dirigeante du football européen) annule une rencontre ou lorsqu'un pays refuse de jouer un match contre un autre, c'est révélateur de possibles tensions entre les nations puisque le football est justement vu comme un outil symbolique, joué partout dans le monde. Ainsi lors des deux matchs de 2008 et 2009 qui ont opposés l'Arménie et la Turquie, on a observé de nombreuses tensions avant le match avec des bus caillassés mais aussi des affrontements entre les joueurs sur le terrain.
Le football est donc un support de nationalisme mais aussi un révélateur des tensions entre les Etats. Cependant, il peut aussi être, par la volonté politique, utilisé dans le sens contraire : celui des réconciliations.
III- Le football, support aux tentatives de réconciliations
Parce que le football est une symbolique nationale et internationale, jouer avec un adversaire que l'on évite de fréquenter par ailleurs peut être vu comme une première avancée dans des tentatives de réconciliations, car cela veut dire accepter l'éventualité de perdre contre un adversaire que l'on évite habituellement de fréquenter.
Seul, le football ne pourra jamais servir d'outil géopolitique amenant à la paix mais il peut en être un facteur décisif selon la façon dont il est utilisé par les politiques. C'est d'ailleurs ce qu'il se passe avec l'Arménie et la Turquie lors des éliminatoires de la coupe du monde 2010. Les deux rencontres qui opposent les deux nations n'ont aucun enjeu sportif puisque qu'aucun ne peut plus se qualifier. Cependant, ces matchs ont un enjeu diplomatique important : celui d'arriver à apaiser les tensions. En septembre 2008, lorsque le président Abdullah Gül assiste au match, il est le premier président turc à entrer sur le territoire arménien depuis son indépendance, signe d'un premier acte de réconciliation malgré les quelques tensions en amont du match entre les supporters.
Le 10 octobre 2009, les deux pays signent les protocoles de Zurich qui visent à normaliser leur relation ainsi qu'à ouvrir les frontières qui étaient auparavant fermées. Ce protocole est d'ailleurs d'abord ratifié par les supporters du club turc de Bursa avant de l'être par le Parlement. 4 jours plus tard, le 14 octobre 2009 a lieu le deuxième match où cette fois-ci aucun accroc entre supporters ne sera déclaré. Le président turc déclara : "Évidemment ce n'est pas le foot qui a permis seul le rapprochement, mais il a été un magnifique moyen d'accompagner un mouvement."
Le football peut donc, selon la volonté politique, être amené à être un support aux tentatives de réconciliation.
IV- 2023 : le hasard retente sa chance
Hasard ou volonté du destin, l'Arménie et la Turquie se retrouvent à nouveau dans le même groupe lors des qualifications pour l'Euro 2024.
Bien que placé en tant que match à haut risque, l'UEFA n'interdit toujours pas la rencontre entre les deux nations et l'ensemble des plus de 12 000 billets sont vendus, malgré la non présence des supporters extérieurs. La tension de la rencontre est visible, dans un match où chacun sait que la victoire ne serait pas qu'un simple résultat sportif.
Malgré ce coup de pouce du tirage au sort, sur le plan diplomatique les relations ne sont pas aux meilleures de leur forme, même après une tentative de processus de normalisation des relations diplomatiques en 2021, puisque contrairement aux matchs de 2008, aucun officiel turc n'a effectué le déplacement : en cause les prochaines élections présidentielles turques.
Même si l'Arménie se dit prête à tenter de nouvelles normalisations des relations avec la Turquie du fait de son isolement, l'Azerbaïdjan, fidèle allié turc et notamment du président Erdoğan, reste néanmoins l'obstacle au développement des relations arméno-turques.
La diplomatie du football entre l'Arménie et la Turquie offre donc un terrain potentiel pour dépasser les divisions historiques, illustrant comment le sport peut servir de pont vers la réconciliation et le dialogue entre nations voisines et ennemies.